LA PASSION DES GEANTS : UNE REALITE DE NOS TERRITOIRES ET DE NOTRE REGION
Gabriel et Abdelali LAHLALI – Association des Portefaix de Dainville (Mai 2023)
L’espoir apporté par une passion dans un monde plus difficile et incertain
En dépit du contexte des sociétés modernes et contemporaines très largement dominées par des comportements individualistes et défensifs, des réactions vives, des références culturelles sans valeur ajoutée, des stéréotypes de convenance, la prédominance de gadgets technologiques qui s’installent dans nos vies, utilisent notre temps, usent nos capacités cognitives et aiguisent nos frustrations mais aussi nos peurs, aliènent notre créativité, déterminent nos priorités, substituent nos savoirs et savoir-faire et influencent notre humeur et notre savoir être, il existe bienheureusement des passionnées qui entretiennent, dans une démarche collective, un attachement particulier à des « choses » simples et renouent ainsi avec l’essence même de la vie sur le plan humain, culturel et social. Prenons l’exemple d’une tradition locale portée par les villes et les villages, celle des Géants. Une passion qui nous rappelle l’importance et la nécessité d’un ancrage locale, dans un contexte où les traditions sont devenues un excellent facteur d’intégration dans un monde globalisé où les personnes sont anonymes.
Un point d’histoire sur l’avènement des figurations gigantesques et leurs liens avec l’histoire, la religion et le folklore
A la fin du XIVème siècle à Anvers puis dès le XVème , des Géants animent les processions espagnoles, la majeure partie de ces figurations sont religieuses et elles sont associées à des récits bibliques. Les Géants participent donc à la fois à l’instruction religieuse du peuple en illustrant des épisodes de la Bible et de la vie des Saints, et aux attractions lors des Fêtes dont les Fêtes patronales mais également lors des processions de la Fête-Dieu (Corpus Christi) et des rogations. Au cours de l’histoire ils sont souvent interdits car considérés comme des éléments profanes. Or, les gens très attachés à leurs Géants, symboles de leur cité, les gardent dans un cortège laïc ou les séparent de leurs processions religieuses. Le XIXème siècle sera celui de la renaissance du Géant, la pensée romantique qui marque la centralité de l’homme et de ses sentiments dans la société offre un terreau favorable au retour des traditions anciennes, donc à celui du Géant. Considéré comme un protecteur des villes et des villages, son rôle, déjà important, va évoluer avec la transformation et l’organisation de la vie et du travail dans les centres urbains en croissance et dans les campagnes, suite à la révolution industrielle et à l’essor démographique.
La représentation des Géants
Hérités de rites médiévaux, les Géants sont une partie intégrante du folklore de notre région et plus précisément de nos territoires qui en sont les garants par l’alliance naturelle qui s’est nouée au fil du temps entre les associations et l’administration communale. Ils représentent souvent un personnage historique ou contemporain et incarnent l’identité collective du village/de la ville ainsi que les traditions locales liées : soit à un métier ou à une corporation (Isidore de Dainville est un portefaix), soit à l’histoire du territoire (Soldat John représente un soldat canadien de la 1ère Guerre Mondiale ayant combattu et perdu la vie à Givenchy-en-Gohelle), soit une activité représentative d’une association et d’un village (Albert de Roclincourt est un jardinier), soit encore à l’activité agricole et commerciale dominante (Arras s’identifie à Colas et Jacqueline deux maraîchers qui vendent leur récolte sur la place des Héros), soit à une vocation religieuse (le Père Hennepin, prêtre franciscain dans le comté de Hainaut, ou encore Saint-Nicolas, le saint patron des enfants, distributeur de récompenses).
Les Géants, la danse, la famille
La tradition veut que le Géant représentant l’identité collective du village ou de la ville soit porté ou roulé par un ou plusieurs porteurs qui se relayent régulièrement. Il danse dans un défilé accompagné de la fanfare locale et d’autres troupes participant à l’animation les jours de fête comme les fêtes patronales ou les fêtes populaires aux noms variés (carnaval, brocante du village, kermesse, ducasse).
L’exaltation pour les Géants et leur empreinte historique en font un événement incontournable de notre région. Et au-delà des manifestations festives, le phénomène des figurations gigantesques est également une histoire de famille à l’image des situations familiales des hommes et des femmes des villes et des villages : les Géants sont soit déjà mariés grâce à l’histoire du contexte local qui les a fait naître, soit les associations décident de les marier notamment par la création d’un autre Géant, le ou la conjointe. Dans ce même cadre, ils peuvent également décider de leur donner des enfants, en fabriquant un (petit) Géant nécessairement lié au contexte historique qui a vu naître « ses parents ». Enfin, considérant les relations étroites qui peuvent exister entre certaines associations, il arrive souvent que la création d’un nouveau Géant soit accompagnée d’un parrainage et/ou d’un marrainage d’un autre Géant. Ces alliances contribuent à mailler les acteurs des milieux associatifs sur le territoire et à renforcer ainsi la cohésion sociale et culturelle par le biais de nouvelles manifestations qui en découleront.
Quant à la fabrication des Géants, elle est confiée à un facteur de Géants, un artisan également passionnée par ce monde et qui combine des talents artistiques et des compétences techniques autour du dessin, du moulage, de la plasturgie, etc.
La reconnaissance institutionnelle des manifestations folkloriques
Le mouvement associatif a sans aucun doute impulsé le retour sur la scène locale/régionale des festivités animées par les Géants. L’enthousiasme certain des passionnées et des habitants a également contribué à faire inscrire par l’UNESCO, en novembre 2005, des manifestations folkloriques (et à travers elles leurs géants) sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Reconnaissance également actée en 2008 par le Ministère de la Culture par le biais de l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel en France.
Le rôle moteur des associations et des bénévoles
Les associations n’ont pas attendu la reconnaissance institutionnelle par l’UNESCO ou par le Ministère de la Culture, elles n’ont cessé d’œuvrer dans le sens de la valorisation du folklore local, elles ont contribué de façon significative à créer du lien social et à renforcer auprès des habitants et de la population des valeurs communes. Leurs instances exécutives ont su mobiliser les bénévoles, souvent des habitants des lieux, et partager avec eux à la fois la passion des Géants et les responsabilités en délégation, pour permettre l’organisation d’événements importants visant à perpétuer cette tradition séculaire.
Certes, le bénévolat n’est plus ce qu’il était et il devient difficile, aujourd’hui, de mobiliser sur plusieurs jours les membres des associations : pour préparer une manifestation, monter les géants, les entretenir ou encore pour les présenter au public à l’occasion des festivités locales. Toutefois, il n’est pas surprenant de voir de-ci de-là, des petits groupes d’hommes et de femmes se mobiliser spontanément pour continuer à faire vivre nos géants. Dès l’annonce d’une perspective d’une manifestation (une brocante, un événement culturel ou sportif, une fête de village), la mobilisation est d’autant plus importante et immédiate que l’association, par le biais de son(de sa) président(e) et du Bureau, est active et programme des réunions avec les bénévoles en vue de partager des informations et de répartir les activités entre ses membres.
L’enjeu des manifestations autour des Géants est véritablement celui de réussir à mobiliser les forces vives du territoire autour d’un partenariat solide entre l’association et les administrations, les fournisseurs et les prestataires, dans le but d’offrir à la population un spectacle culturel et ludique inédit autour du patrimoine et des valeurs locales. Il n’y a pas un enjeu économique à proprement parler, à l’exception du besoin légitime pour une association d’une part de couvrir les frais engagés pour l’organisation de la manifestation, et d’autre part de dégager une recette minimale mais indispensable qui sera réinvestie dans les préparatifs des prochaines manifestations.
Une passion bien représentée sur le territoire
La tradition des géants est une réalité d’abord pour les passionnés, souvent engagés dans des associations ; il suffit d’observer le nombre d’associations et les différentes manifestations organisées par ces dernières. D’autre part, notre région compte environ 559 géants ce qui représente le taux de concentration le plus élevé sur le plan national. Elles représentent dans la région un tissu culturel organisé en réseau avec des structures fédératives et une coopération étroite avec les mairies et de façon générale avec les administrations.
Le forum des Géants : une concentration de 120 Géants à Cambrai
Un exemple récent de cette effervescence collective est la tenue du Forum des Géants qui a eu lieu au Palais des Grottes à Cambrai les 1 et 2 avril dernier. 120 géants des Hauts-de-France et de Belgique ont été présentés par leurs associations respectives au grand public, composé principalement de familles de la région venues partager avec leurs enfants un moment de convivialité, de découverte et de rêve. Oui un moment de rêve lorsque ces enfants ont assisté, sans doute pour la première fois, à la célèbre danse des Géants qui s’est répétées, pendant deux jours, pour le plaisir de tous. Une danse particulière qui se résume par une ronde des Géants où les porteurs, pris par la passion, par le rythme de la musique et par l’engouement contagieux du public, se succèdent pour ne pas interrompre la danse de leurs Géants. Un spectacle hors du commun qui a déclenché une réjouissance généralisée parfaitement bien maitrisée par les associations, par les organisateurs et par le public discipliné et respectueux. Les enfants ont ainsi vécu des instants forts, à proximité d’une concentration de figurations gigantesques capables de danser en harmonie : tout se passait comme si ces enfants retrouvaient par l’étonnement et l’émerveillement, les émotions vives et spontanées que nous adultes avions connues enfants, lorsque par exemple nous rencontrions le Père Noël ou lorsque nous trouvions sous le sapin des cadeaux qu’il avait déposé la veille avec la complicité de nos parents. L’émerveillement partagé d’un savoir être et d’un savoir vivre authentiques et riches qui nous rappellent des souvenirs qu’aucune plateforme de vente à distance ne pourra égaler.
Merci donc aux associations de permettre aux petits et aux grands de plonger dans la magie du monde des Géants et de ressentir des émotions vives pour soi et avec les autres.
Une passion partagée avec les familles et avec les futures générations
C’est en effet une tradition qui intéresse également les familles dont les enfants toujours émerveillés par le gigantisme de la stature des Géants, l’expression des visages et la créativité des tenues souvent liées à une origine historique, corporatiste, d’un métier, etc.
Les passionnés et les familles aiment donc se retrouver dans ce milieu des géants et dont la fascination reste magique. Mais ce qui est encore plus surprenant, c’est de voir certains enfants exprimer, avec intensité et ferveur, leur attachement à cette tradition qu’ils commencent à peine à découvrir et leur souhait de participer activement, au sein de leur association, aux activités et aux préparatifs des événements organisés autour des Géants.
Qu’il s’agisse de prendre part au montage, de simuler être un porteur et se glisser sous sa jupe pour le pousser voire le porter, de l’accompagner lorsqu’il défile, ou de le démonter, la nouvelle génération est prête à s’investir dans ces opérations habituellement réservées aux adultes. Certaines associations reconnaissantes et soucieuses de cultiver l’attrait des jeunes pour les Géants, dans la perspective du renouvellement générationnel, n’hésitent pas à proposer aux plus motivés de participer à ces étapes, sous la surveillance bienveillante des bénévoles, et même de leur proposer de devenir porte-drapeau ! La fierté de ces enfants ne trompe pas, elle se manifeste avec une telle ferveur et avec une dignité profondément sincère. Ils se sentent devenir des « petits gars » investis d’une responsabilité dans la gestion d’un Géant. C’est en effet le cas par exemple de Gabriel, un garçon de 12 ans, qui depuis des années porte très haut les valeurs des associations de Géants. Il participe comme membre actif à pas moins de quatre associations avec dévouement et ponctualité. Une véritable discipline qui force le respect !
Pour conclure, les associations sont bien des acteurs crédibles et légitimes de notre patrimoine local qu’elles font vivre avec la participation de la population. Conscientes de la contribution de ces acteurs devenus incontournables dans notre région et de l’impact observé de leurs événements sur le public, les administrations sont invitées à soutenir plus largement encore l’action des associations.
